Dead Man, un film de Jim Jarmusch
Dès les toutes premières secondes du film, le ton et la couleur sont donnés. ‘Dead Man’ est un film qui nous emmène en voyage. Voyage en terre étrangère, inconnue, au départ de la région des Grands Lacs jusqu’à ce qui deviendra la Californie, mais n’est encore qu’une terre à fouiller pour y trouver de l’or. Un voyage en surface, sur la première ligne transcontinentale qui traverse les états-Unis, et un voyage vertical jusqu’aux profondeurs crasses de l’humanité, là où réside la bête que l’homme nourrit encore. Une descente dans les noirceurs de l’enfer.
Bill – diminutif de William, Blake a quitté Cleveland, après avoir perdu ses parents, décédés, et sa fiancée ‘qui a d’autres projets’, pour aller occuper un emploi de comptable dans la petite ville de Machine, non loin de San Diego. Jeune homme naïf, quelque peu coincé, tiré à quatre épingles – costume à carreaux, chapeau citadin, lunettes, il expérimente une traversée pendant laquelle le paysage se transforme à l’intérieur même du train. Le changement de décor se fait dans un changement de corps. Au fur et à mesure que le train s’enfonce vers l’Amérique sauvage et rude, les passagers du train eux-mêmes deviennent plus sauvages et plus rudes. Cette première scène, avant même le générique, est d’une ingéniosité remarquable.
Du noir et blanc, un parti pris comme pour accentuer la différence entre deux mondes, et pour laisser à chacun le choix de mettre ses propres couleurs sur ce qui oscille entre rêve et cauchemar.
Les choses tournent mal dès l’arrivée. Le poste de comptable chez Dickinson est déjà occupé, et Bill Blake est rudoyé par le patron et par les employés. Complètement désargenté, il se retrouve à passer la nuit chez une jeune femme, ex-prostituée qui fabrique et vend, à présent, des fleurs en papier. Son ancien amant fait irruption, s’ensuit une scène violente qui se conclura par deux coups de feu. La première balle tue la jeune femme et vient finir sa course dans le torse de Bill, la seconde, tirée par Bill, tue l’amant. C’est sur le cheval de ce dernier que Bill prend la fuite. Un malheur n’arrivant jamais seul, il se trouve que l’amant est aussi le plus jeune fils de Dickinson.
Commence alors une impitoyable chasse à l’homme où tous les moyens sont mis en œuvre, chasseurs de têtes, marshals, affiches placardées partout, pour assouvir la vengeance du père, homme de pouvoir sur une terre qui ne reconnaît pas la loi.
Le chemin de Nobody, un indien de sang mêlé, croise celui de William/Bill. Nobody, Xebeche de son nom indien, a été rejeté par sa tribu après avoir été kidnappé par des ‘cons de blancs’, comme il les appelle, pour être exhibé dans sa différence, sur le continent, puis de l’autre coté de l’océan, en Angleterre. Pour que l’on s’intéresse moins à lui, il décida d’adopter le mode de vie des blancs, il apprit à lire, découvrit et aima la poésie de William Blake, le grand poète anglais de la fin du 18è siècle, et du début du 19è. Peine perdue, il attisa ainsi la curiosité. Il parvint à s’enfuir, retraversa l’océan, mais ne trouva plus sa place auprès des siens, devenu pour eux aussi, un être trop différent. Il adopta alors le surnom de Nobody (Personne).
William Blake, peintre et poète anglais, évocateur de voyages initiatiques avec ses ‘Chants de l’innocence’ et ‘Chants de l’expérience’, et William Blake, héros malheureux d’une aventure qu’il n’a pas choisie, l’homonymie scelle le destin de Nobody, qui croit avoir rencontré le poète réincarné, et du pauvre hère traqué.
Deux êtres rejetés par leur communauté respective, deux solitudes associées. Ensemble, ils s’aventurent dans une traversée spirituelle des territoires sauvages où les rencontres connaissent une fin sauvage elle aussi. « L’arme remplace ta langue, apprends à parler par elle et ta poésie sera dorénavant écrite avec du sang ». William Bill Blake abandonne la langue de Shakespeare pour s’exprimer dans celle que lui enseigne Nobody, la seule qui vaille dans ce qui fut une terre indienne avant d’être colonisée par ces ‘cons de blancs’. Nobody accompagnera Bill jusqu’à son dernier voyage, en partance pour « le deuxième étage du monde », « là où le ciel rencontre la mer ». Ensemble ils traverseront « le miroir de l’eau », chacun à sa manière.
Sorti en 1995, ce film de Jim Jarmush est magnifiquement servi par une distribution exceptionnelle, Johnny Depp, Gary Farmer, John Hurt, Iggy Pop, Robert Mitchum (dont ce sera la dernière apparition à l’écran), entre autres, et la bande son, magistrale, est orchestrée par Neil Young. « Dead Man », un voyage onirique, au cours duquel des vers du poète William Blake sont distillés pour accompagner les images, un film d’une poésie noire mais belle, à voir, ou à revoir…
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