Eloge littéraire de la veulerie
Eloge littéraire de la veulerie
Ou des bienheureux de Patryck Froissart
Les bienheureux de Patryck Froissart est un recueil de nouvelles qui obéissent à une facture toute classique du point de vue de la technique littéraire : il s’y révèle comme maîtrisant parfaitement les codes de ce genre éminemment anglo-saxon. Il est vrai qu’ayant vécu à l’île Maurice, pays anglophone s’il en est, il sait que ce genre permet en peu de mots d’aller à l’essentiel même si certains des textes les plus longs peuvent s’apparenter à la sotie, genre bien français celui-là. Il a su éviter de tomber dans la description sociologique, le rôle de l’écrivain n’étant pas de copier la vie mais comme le disait Stendhal de refléter le bord d’un chemin par le biais d’un miroir qui forcément n’est qu’une représentation. Il a le don d’évoquer en quelques lignes non seulement une situation mais les climats dont parlait André Maurois à propos de l’âme de ses personnages.
D’abord on part sur une tonalité réaliste comme l’annonce de la construction d’un tronçon routier, et, selon la technique de Flaubert, progressivement on s’en écarte afin que la tragédie se mette en place, et à la fin il y a des morts qui font l’enrichissement de certains. Dans La voie de garage, la dureté du cynisme des descriptions et les trois dernières lignes sont un régal de perversité.
Mais aussi d’une certaine façon et paradoxalement dans toutes ces nouvelles sont sous-jacentes des leçons de moralisme à La Rochefoucauld ou à la Camus.
Méfiez-vous de l’humanité.
La technique est toujours la même : un début, un milieu, une fin pour des histoires riches en péripéties ironiques ou carrément comiques (Recette).
S’inspirant à la fois d’anecdotes sur fonds des paysages où il a vécu (le Maroc, l’Océan Indien, le Nord de la France), il s’inscrit dans une tradition littéraire nouvelliste française peu connue en dehors des classiques et pourtant particulièrement vivace au XXe siècle : il grossit les effets et ménage les surprises. Ses chutes sont admirablement drôles : en deux ou trois lignes l’affaire est réglée et la morale de l’histoire est tirée : « Les braves petites viennent d’épouser, nous apprend le carnet rose de la gazette locale, deux jumeaux mécaniciens qui sont associés avec leur beau-père ». On dirait du Marcel Aymé ou du Marcel Jouhandeau dans la précision cynique et le scalpel de l’écriture.
La description de l’espace est souvent aussi brève qu’efficace, elle plante le décor de la tragédie en route, l’intrigue se résume à deux ou trois éléments qui s’enchaînent ou à l’évolution d’un personnage qui chute brutalement de par sa veulerie, son inconscience, sa naïveté et sa méconnaissance du mal que peuvent faire les hommes.
Les grandes nouvelles, La voie de garage, La cure, La sangsue, La mante opèrent des glissements de point de vue, des mises en abîme, un jeu sur les assonances (en /ɛR/ dans La sangsue) ou sur les figures de style nommées (La mante) où les didascalies et les ellipses ne sont pas simplement dans le mot mais dans la chose.
Notons aussi la chronologie trompeuse entre le temps de l’écriture et la décennie à venir dans La cure.
Tout cela permet de multiplier les points de vue ; lecteur auteur narrateur personnage sont réunis par le jeu de l’écrivain qui prend un malin plaisir à conduire le lecteur sur le chemin du plaisir littéraire avec une telle perversité rhétorique.
La lenteur de la mise en scène et les descriptions au début des nouvelles se fracassant sur les chutes rapides ou les enchaînements de cause à effet produisent à la fin le rire ou l’effroi comme dans Recette dont une scène semble tirée de Chabrol.
L’écrivain unifie tous ces points de vue soit par l’intermédiaire d’un personnage soit par l’intermédiaire du narrateur soit par l’intermédiaire du lecteur afin de donner l’illusion de la vérité. Tout le vocabulaire est précis, avec quelques tirades à la Albert Cohen quand il s’agit de montrer la gloutonnerie sensorielle de certains personnages, avec la destruction des clichés comme dans le retournement de la dialectique du maître et de l’esclave comme dans La faille, avec les modes narratifs qui jouent sur la succession des dialogues et de la description, avec une langue qui alterne comme dans une polyphonie le sens ordinaire et l’herméneutique littéraire propre à un genre littéraire, tout cela concourt par une progression graduelle et tout en doute à remettre en cause les idées reçues dont parlait Flaubert.
Il ne s’agit pas simplement d’une narration mais d’un point de départ dans la réalité : La fille aux vidéodisques ressemble étrangement à un fait divers d’il y a quelques années. La souricière ou comment se débarrasser de l’importun est un thème classique dans la littérature nouvelliste. L’intrigue dressée en quelques paragraphes à l’incipit des nouvelles feint d’égarer le lecteur afin d’épuiser toutes les virtualités possibles d’une nature humaine égoïste, mauvaise, profondément amorale.
L’extériorité dans ces nouvelles apparaît toujours comme un deus ex machina qui va imposer un ordre au sujet en déclenchant la tragédie finale, même si la situation de départ est toujours une relation entre des personnes dans un rapport professionnel amical ou amoureux enchaînant une succession de jeux de possibles, soit comiques soit éminemment tragiques.
Froissart procède à la façon de Simenon menant une enquête policière afin de mettre à nu l’hypocrisie, d’écailler le vernis social, d’éprouver la bonne conscience du bon français moyen, comme le faisait Marcel Aymé, encore lui, dans ses nouvelles. La fin est toujours la même, inéluctable : l’exil, la solitude, la mort, l’échec, la frustration, la décadence et le désenchantement.
Au fond, même s’il s’en défendait, Patryck Froissart est un moraliste du Grand Siècle : ces petites bombes rédigées, présentées sous la forme d’un fait divers, d’une anecdote, sont de la nature d’une fable, voire d’une parabole de notre humanité dans un monde plein de bruits et de fureur raconté par un idiot comme le disait Shakespeare.
Le destin est implacable la subjectivité n’en est pas une, même celle de l’auteur puisque quand il dit Je il y associe aussitôt le nous comme dans la dernière phrase du recueil.
La société enferme l’homme dans un esclavage qui s’oppose à la revendication de la subjectivité, et le soumet à un code trop sévère… Cette contrainte est rendue ici par la métaphore des femmes dominatrices. La mante, la sangsue, ou encore La faille, si bien nommée, font penser à la Tristana de Bunuel ou aux Bonnes de Jean Genet.
La chair est triste hélas et j’ai lu tous les livres : heureusement qu’il y a l’écriture pour que nous échappions à nos démons. Telle pourrait être la conclusion de ce recueil polyphonique à plusieurs voix qui réveille en chacun le plaisir du texte.
À consommer sans modération.
philosophe et écrivain
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Je confirme, à lire absolument !